Femmes, nées au XIXe siècle, dans l’univers du rail

CNAH SARDO

D’abord souvent garde-barrières pour aider leur mari, les femmes entrent à la SNCF dans les Ateliers à l’occasion des guerres. Aujourd’hui, tous les postes leur sont ouverts.

À l’occasion des Journées européennes du patrimoine de 2018, le Centre national des Archives du personnel à Béziers a rassemblé dans une exposition des documents d’archives uniques sur les parcours dans l’univers ferroviaire de femmes nées au XIXe siècle, en ajoutant aussi des focus.

Depuis plusieurs années, la SNCF multiplie les actions en faveur de la mixité et de l’égalité professionnelles et pour recruter davantage de femmes, notamment dans les domaines techniques, où elles sont encore largement minoritaires. Cela montre que la place des femmes est un enjeu essentiel pour l’entreprise. L’histoire des femmes dans l’univers masculin du rail a pourtant commencé dès la création des grandes compagnies ferroviaires, au XIXe siècle. En 1866, elles représentent 7,4 % des effectifs. Les réticences des compagnies pour les employer ont deux causes principales : le principe de l’attachement de la femme au foyer et le souhait d’éviter tout désordre dans la hiérarchie et dans les mœurs. Puis, avec le développement des lignes de chemins de fer, les compagnies se mettent à confier de plus en plus souvent des emplois spécifiques faiblement rémunérés à des femmes, à des veuves, ou à des femmes d’agents, en complémentarité avec le travail de leur mari : receveuses aux billets, chefs de halte, garde-barrières. Entre 1882 (12.600 personnes) et 1890, la part des femmes dans les effectifs progresse de 7,6 % à 10 %, puis passe à 9,7 % en 1912. L’effectif féminin bondit durant la Grande Guerre, puis revient aux chiffres antérieurs dans l’entre-deux-guerres : le taux de féminisation dégringole aux niveaux plus coutumiers d’avant-guerre.

Les plus anciens métiers féminins

Au début des chemins de fer, les emplois sont implicitement dévolus aux hommes, pour plusieurs raisons : importance des travaux de force, travail continu organisé en équipes alternantes, déplacements loin du lieu de résidence, souci d’autorité à l’égard des subordonnés et de respectabilité face au public, crainte des désordres que pourraient engendrer la promiscuité et le mélange des sexes. Néanmoins, les compagnies recrutent des femmes pour certains emplois, soit du fait de la rareté de la main-d’œuvre masculine pour des emplois non qualifiés, soit pour venir en aide aux veuves d’agents, soit pour obtenir une main-d’œuvre à bas coût. Les documents les plus anciens conservés par le Centre national des archives du personnel sur les cheminotes sont constitués d’états de services d’employées nées entre les années 1820 et 1850 et entrées dans les chemins de fer entre les années 1860 et 1880. Elles sont chef de halte, garde-barrières, et aussi, très souvent préposées à la salubrité, c’est-à-dire chargées de la garde et de l’entretien des lieux d’aisance dans les gares.

Beaucoup sont veuves d’employés décédés en service. Il est en effet préférable, aux yeux des compagnies, comme l’exprime Frédéric Jacqmin, directeur de la Compagnie de l’Est en 1867, « de venir en aide aux veuves et aux filles de ses anciens agents et de remplacer une aumône toujours insuffisante et pénible à recevoir par un travail honorable ».

Profession « reine » : garde-barrières

Avec le développement des lignes, les passages à niveau (PN) se multiplient. Il faut protéger la circulation des trains aux intersections avec les routes et les chemins. L’emploi des épouses des poseurs ou des cantonniers comme garde-barrières apporte plusieurs avantages aux compagnies : le mari est libéré pour l’entretien et la protection de la voie et l’épouse ne reçoit qu’un salaire faible. Par ailleurs, des PN pour « femmes seules » permettent l’embauche des veuves de cheminots. Sur les 12.576 employées recensées en 1882, 91 % sont rattachées aux services Voie et Bâtiments des compagnies. Il s’agit de garde-barrières et de garde sémaphoristes. En 1914, sur les 29.100 employées, 26.117 sont garde-barrières. Le nombre de passages à niveaux est estimé à 30.000 en 1924 – à cette époque, les PN ne sont ouverts que quand cela est nécessaire, puis refermés. L’automatisation des barrières, à partir de la fin des années 1940, fera disparaître ce métier.

Sur ces figures archétypales et séculaires, l’exposition évoque successivement leur recrutement, la sévérité des compagnies à leur égard, les réalités diverses d’un PN à l’autre, les altercations avec les personnes estimant qu’elles n’ouvrent pas assez vite les barrières…

Dans le couple cheminot, l’épouse est largement placée sous la dépendance de son mari. Le rapport entre le salaire du mari et celui de l’épouse peut être de 1 à 5, voire de 1 à 10. Pourtant, les documents font nettement apparaître le sentiment de jalousie qu’inspirent la garde-barrières et le couple de « cheminots paysans ».

Cheminotes en usine. Ouvrières éphémères

Fortement sollicités, les chemins de fer connaissent durant la Grande Guerre une pénurie de main-d’œuvre. Face à un trafic considérablement accru, les femmes offrent un attrait inédit aux yeux des compagnies et de l’Etat. En 1915, le ministère de la Guerre réclame aux compagnies une aide pour des fabrications intéressant la défense nationale. Les femmes sont alors embauchées comme journalières dans les dépôts et ateliers. Il s’agit essentiellement d’employées ayant une parenté cheminote ; elles travaillent sur les obus dans les ateliers d’ajustage.

L’effectif féminin bondit durant la Grande Guerre : de 29.100 personnes au 1er janvier 1914, il passe à 50.900 au 1er janvier 1919, représentant 16,7 % du personnel régulier. Avec la fin de la guerre et le retour des hommes, beaucoup de femmes regagnent leur foyer. La main-d’œuvre féminine paraît devenir encombrante pour les compagnies, surtout qu’elles doivent incorporer 75.000 engagés volontaires réservistes de l’armée active.

En 1919, les démissions et les licenciements du personnel féminin non commissionné se multiplient. Le déclenchement de la grève de mai 1920 et la participation des travailleuses au mouvement donnent un bon prétexte aux compagnies pour s’en séparer.

Dans l’entre-deux-guerres, le taux de féminisation redescend à la moyenne de 10% d’avant-guerre.

Ouvrières titularisées

Dans les ateliers et les dépôts, beaucoup de cheminotes au statut ont le grade de « manœuvre », échelon le plus bas, au service Matériel et Traction, de l’échelle de traitement du personnel féminin du statut de 1920.

Quels emplois se cachent derrière ce grade ? La lecture des dossiers, et notamment des imprimés de notation, nous apprend que les manœuvres sont employées à tout faire, et surtout au lavage et au nettoyage. Les conditions de travail sont rudes, surtout pour celles affectées, dans les dépôts, aux travaux en extérieur.

Les compagnies surveillent attentivement le rendement de leurs employés, hommes ou femmes. En cas de faible de rendement, les médecins sont sollicités pour savoir si l’état de santé est compatible avec le poste occupé.

Les dossiers conservés au Centre national des Archives du personnel sur des femmes nées entre les années 1870 et 1890 ne mentionnent pas de femmes au grade d’ouvrières (séries Fd-FD du statut de 1920), ni de femmes sous-chef ou chefs de brigade de manœuvres (séries Fe-FE).

Les cheminotes recrutées au statut travaillant au Matériel sont généralement des veuves, épouses de cheminots décédés, ou des veuves de guerre, que rien ne prédisposait à devenir ouvrières au chemin de fer, si l’on excepte les couturières.

Cheminotes en gare. Les haltes

Gérantes de halte. Préposées aux billets

Dans « L’emploi de femmes à l’ancienne Compagnie des Dombes », article paru en mai 1885 dans la Revue générale des chemins de fer, Félix Mangini, directeur de cette compagnie, relate qu’en 1880, sur l’ensemble des trois lignes de la compagnie, on dénombrait 21 femmes parmi les 93 chefs de station : «Nous nous contentions d’une instruction bien élémentaire, mais nous étions très difficiles pour les qualités d’ordre et de propreté ; nous recherchions l’intelligence et nous n’admettions que les femmes des employés d’une probité reconnue». Avec des bénéfices immédiats : « Le public de nos lignes, presque entièrement composé de paysans, aimait ses employées modestes, si peu galonnées, toujours polies avec lui. Il fallait voir l’air de propreté qui régnait dans quelques-unes de ces stations, que nous citions souvent comme exemple aux chefs de gare importante »

À l’origine, dans les petites gares, les chefs de gare assuraient la distribution des billets, mais pour les libérer de cette tâche qui pouvait les empêcher de remplir leurs autres fonctions, les compagnies ont fait appel à leurs femmes ou à leurs filles.

Grade de sous-chef de bureau 1ère classe (échelle 14)

Agent chargé de diriger, d’organiser et de coordonner les tâches administratives d’un ou plusieurs groupes.

Grade de chef d’études administratives 2nde classe (échelle 17)

Agent chargé de recherches et d’études importantes et délicates, d’ordre administratif, commercial ou contentieux ; peut s’acquitter de ses fonctions avec l’aide d’un ou plusieurs agents dont il dirige les travaux.

Grade d’inspecteur divisionnaire 1ère classe (ISD1-échelle 19)

Agent chargé de recherches et de missions d’inspection particulièrement importantes et délicates, d’ordre technique (ferroviaire, industriel ou scientifique), ou d’ordre administratif, commercial ou contentieux ; peut être chargé de la surveillance et du contrôle, soit de la marche générale d’un groupe d’établissement, soit d’une partie du service ou d’une spécialité.

Cheminotes en gare. Les grandes gares

Receveuses aux billets. Commis. Factrices aux écritures

Les grandes gares peuvent réunir jusqu’à 1.200 employés, voire plus. A l’inverse de la petite gare, le personnel est spécialisé et réparti, groupé en bureaux ou en chantiers, placé sous la direction d’un gradé, sous-chef de gare par exemple.

Les fonctions de receveurs étaient confiées à des agents spéciaux. « Presque partout nous avons pu les donner à des femmes, et nous n’avons eu qu’à nous applaudir des choix que nous avons faits ; nous pensons même que pour la délivrance rapide des billets, le calcul de leur valeur, l’échange de la monnaie, les femmes acquièrent une dextérité sans égale. Dans les grandes gares, de Paris, Nancy, Metz et Strasbourg, le service des billets est fait par des femmes, qui seules, sont capables d’assurer une distribution qui, dans certaines journées a atteint 60.000 billets » (F. Jacqmin, directeur de la Compagnie de l’Est, 1868).

S’il est un autre domaine où l’on reconnaît rapidement les aptitudes des femmes, c’est celui des « travaux de caisse et de bureau ». Les veuves, mais aussi les jeunes femmes, accèdent aux grades de factrices aux écritures et de commises, surtout après la Grande Guerre, car le niveau de scolarité des femmes a progressé.

Receveur aux billets

Agent spécialisé et utilisé en permanence à la délivrance et à la comptabilité des billets, cartes d’abonnement et autres titres de parcours voyageurs.

Facteur aux écritures

Agent chargé d’un service mixte sans spécialisation comportant des travaux d’écriture, d’étiquetage, de reconnaissance, de manutention, de téléphone, et de contrôle des voyageurs.

Commis

Agent chargé d’un travail de bureau dans les spécialités « Voyageurs », « Marchandises », « Secrétariat », « Dactylographie et sténographie », « Mécanographie », « Douane », « Téléphone ».

Commis principal

Dirigeant d’un bureau des spécialités comportant de 3 à 7 agents.

Album photographique du personnel de la gare de Toulouse-Matabiau – CNAH (1272LM0001)

Les Services centraux : les plus belles carrières

À la lecture des dossiers, il apparaît que les femmes nées au XIXème siècle qui ont terminé leur carrière aux plus hautes échelles de traitement, étaient célibataires. Elles ont dû leur évolution de carrière à leurs compétences professionnelles, à leur capacité à diriger, à leur intelligence et au fait qu’elles travaillaient dans les services centraux, à Paris. Sur les 12.576 employées recensées en 1882, 1% sont rattachées aux Services centraux des compagnies.

Par ailleurs, toutes ont un diplôme supérieur au certificat d’études primaires. Elles appartiennent à une catégorie encore largement minoritaire de jeunes filles ayant poursuivi leurs études au-delà de la scolarité primaire obligatoire.

Le cas de Blanche Le Thessier est encore plus remarquable, car elle est en 1953 la seule fonctionnaire supérieure à la SNCF. Née en 1897, elle était l’une des sept premières jeunes filles admises au concours de l’École Centrale en 1918.

Pionnières des Services sociaux professionnels

Ce sont les femmes qui sont à l’origine de l’action sociale aux chemins de fer.

Recrutées souvent dans des milieux proches des dirigeants des compagnies, les premières travailleuses sociales à l’œuvre partagent a priori leurs principales références idéologiques, à savoir la bienfaisance et le paternalisme.

Confrontées à la rude réalité sociale, à des situations difficiles, souvent dramatiques, parfois sordides, elles inventent puis développent progressivement des moyens d’approche et des modes d’intervention qui, tout en répondant aux objectifs de l’entreprise, prennent en compte les besoins sanitaires, de logement, d’éducation et autres des familles les plus défavorisées.

Par leur compétence, par la rigueur et la qualité de leurs méthodes, elles mettent en place les différents volets d’un dispositif social qui sera par la suite adopté et adapté au sein de la société française. De ce fait, elles conduisent à la transformation de l’action sociale en une profession indépendante et reconnue.

En 1937, à la veille de la création de la SNCF, les travailleuses sociales des compagnies se répartissaient comme suit : 32 au Nord, 30 à l’Etat, 13 au PLM, 11 au PO-Midi. Entre 1946 et 1952, les effectifs du service social SNCF passent de 200 à 300 alors que la population cheminote active évolue de 491.900 à 415.500.

Au début du XXème siècle, parmi les écoles spécialisées à l’orientation médicale puis médico-sociale, figuraient des écoles d’origine confessionnelle, des écoles philanthropiques laïques et des écoles laïques républicaines, dont l’École des Surintendantes. Ayant ouvert ses portes en 1917, l’école des Surintendantes d’usines et de services sociaux forme des professionnelles, spécialistes des problèmes de l’industrie, au service du personnel, agissant en faveur de la préservation morale et pour la paix sociale. Le diplôme d’Etat de surintendante est créé en 1932. Il est reconnu par l’Education nationale en 1938.

Femmes victimes de la répression (1939-1945)

Les femmes cheminotes ont payé leur tribut à la période de l’Occupation. Outre les nombreuses victimes de faits de guerre (bombardements, mitraillages et sabotages), la SNCF a compté des cheminotes résistantes, dont l’étude reste à mener.

Dix femmes ont péri de la répression menée par les autorités nazies et par le régime de Vichy durant cette période. Elles figurent dans le livre mémorial des Cheminots victimes de la répression, rédigé sous la direction de l’historien Thomas Fontaine. Elles représentent 0,37 % du corpus de 2.672 employés des chemins de fer.

Sept d’entre elles sont victimes de massacres liés à des représailles allemandes entre juin et août 1944 : elles sont donc logiquement issues du monde des chefs de halte, de gardes-barrières et sémaphoristes, au cœur du monde rural. Les trois femmes résistantes mortes en déportation en Allemagne sont, elles, majoritairement des agents de bureau en gare.

Les cheminotes qui ont péri du fait de la répression menée par les autorités nazies et par le régime de Vichy figurent dans le Mémorial de Cheminots victimes de la répression. Les archives conservées par le Service Archives Documentation ont été l’une des principales sources utilisées pour ce livre, et notamment les dossiers de carrière et de pension conservés par le Centre national des Archives du personnel.